ONCLE BOONMEE


Apichatpong Weerasethakul





Quelle joie ! Une joie, il faut bien le dire, à laquelle les palmarès cannois ne nous ont guère accoutumé, tant on y décèle souvent de calcul, ou de volonté de consacrer des valeurs déjà établies (souvent pas avec leur meilleur film). Rien de tel cette fois : un choix clair et net, en faveur d’œuvres de cinéma singulières, et ô combien différentes entre elles. Qui aura suivi les chroniques de ce blog sait combien j’avais aimé, et espéré retrouver au palmarès Tournée de Mathieu Amalric, Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, Copie conforme d’Abbas Kiarostami et ce qu’y accomplit Juliette Binoche. Autant de films qui, chacun à sa façon, inventent leur propre forme, tentent des aventure du récit et de la mise en scène, pour mieux approcher du monde tel qu’il est, tel que nous le vivons et le rêvons.



Mais qui aurait pu imaginer que ce choix serait couronné par la plus radicale et la plus légitime des plames d’or, à l’Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul ? Tout nous réjouit dans cette récompense, donnée à un film magnifique, cinquième long métrage d’un des artistes les plus importants de ce début de siècle.



Le film, Oncle Boonmee qui se souvient de ses vies antérieures semble un conte fantastique, où un personnage approchant de la mort est rejoint par les fantômes du passé, sous des apparences parfois quotidiennes et parfois fantastiques. Il est cela, mais surtout la construction d’un espace-temps inconnu, où les lieux, les durées, les présences, les relations entre les actes n’obéissent pas aux lois habituelles. Un tel cinéma, qui est une expérimentation proposée à chaque spectateur, suscite des réticences chez beaucoup, peu disponibles à se laisser aller à d’autres attitudes, à d’autres modes de fonctionnement que ceux auxquels ils sont accoutumés. C’est leur droit le plus strict, bien sûr, c’est aussi la marque d’un refus de découvrir ce que le cinéma, comme tout art, recèle de plus riche : la découverte non pas d’autres mondes (il n’y en a qu’un, le nôtre), mais d’autres rapports au monde. Passe l’espoir que cela pourrait même nous aider à le changer un peu, notre vieux monde qui ne va pas si bien – en Thaïlande non plus, le pays de Weerasethakul.

Comme il m’arrive souvent, à la sortie de la projection d’Oncle Boonmee je me suis disputé avec des amis, rendus furieux par le film. C’est que le défi que posent les œuvres vraiment novatrices ne laisse pas indifférent, il peut facilement fâcher qui demeure extérieur – et souvent se moque. C’est une longue histoire, à laquelle il convient de ne répondre que par la parole qui accompagne et tente de convaincre, par l’incitation à apprivoiser ces formes inédites, à apprendre à se laisser aller à des sensations inconnues : les beautés innombrables qu’offre ce film-fleuve, ce film-univers, ce film-rêve qui est aussi volontiers rieur, parfois burlesque, sont la récompense de cet apprentissage. N’apprend-on pas à regarder de la peinture abstraire, à écouter de la musique classique, à rencontrer des formes qui d’abord nous semblaient opaques, hostiles, ou ridicules ?

Dans le débat qui m’opposait à mes contradicteurs, un mot fuse : c’est du cinéma élitiste ! Alors là, non. Tout ce que vous voudrez mais élitiste, non. Le cinéma de Weerasethakul ne réclame aucun savoir particulier, encore mois une appartenance à une catégorie sociale. Il ne parie que sur les sensations, sur ce que chacun est capable de ressentir, à partir de ses propres émotions inspirées par cet univers sensuel, mystérieux, enchanté.

Cet univers ne nait pas tout nouveau de l’imagination du cinéaste. Il est inspiré par un rapport au monde qui est celui de centaines de millions d’être humains, et qu’on désigne par le mot « animisme ». Ce rapport au monde, on le notait ici il y a quelques mois, est quasiment ignoré des arts occidentaux, cinéma compris, alors même qu’il est au principe d’une immense quantité de productions symboliques. Si, comme il se répète à l’envie, le cinéma peut aider à mieux comprendre les autres, et le cas échéant à les traiter avec plus de considération, c’est précisément en permettant de rencontrer des univers mentaux qui nous sont étrangers, et qui le restent. A les rencontrer comme étrangers.



Pour toutes ces raisons, raisons qui contiennent la beauté vertigineuse et ludique de ce film habité de grands singes velus aux yeux brillants comme des lucioles de foire et où les princesses se font lutiner par des poissons chats à l’occasion de la plus joyeuse parabole sur les puissances de l’image, l’attribution de la Palme d’or est admirablement judicieuse. Elle l’est également en récompensant cet artiste-là. Celui qui depuis 2000 (Flying Object at Noon, beau film pas assez remarqué), et surtout depuis la reconnaissance gravie degré par degré avec Blissfully Yours (2002), Tropical Malady (2004) et Syndrome and a Century (2006), s’impose peu à peu comme grand cinéaste, mais aussi par les œuvres multiples dans d’autres formats et par d’autres supports (beaucoup sont accessibles sur son site http://www.kickthemachine.com/works/index.html, et pour l’homme engagé aux côtés des minorités de son pays, son combat contre la censure, son soutien aux nouveaux créateurs, bref pour la vie-œuvre incroyablement riche de ce jeune homme de 40 ans.



La Palme, il faut s’en féliciter encore pour ceci : le film n’avait pas de distributeur en France, elle va sans aucun doute lui en trouver un. Elle va aussi aider considérablement la suite du travail de Weerasethakul en même temps qu’elle permettra de montrer son film dans de multiples endroits où il n’aurait pas été sûr d’être accueilli. Mais la récompense, au-delà de cet artiste que les grands médias disent quasi-inconnu mais qu’une assemblée de critiques américains a désigné fin 2009 comme figure majeure de la décennie, cette récompense est un encouragement pour tous les artistes audacieux qui, jour après jour, voient se fermer devant eux des possibilités de travailler et de partager les fruits de leur travail, pour cause d’originalité et de refus des codes mercantiles.

Et encore, tiens : elle est bienvenue, cette Palme, parce que les Occidentaux ont du mal à prononcer ce nom, Apichatpong Weerasethakul. Comme disait Brassens, tout le monde peut pas s’appeler Durand, ou Smith, il y a quelque chose d’effrayant à lire (dans Le Journal du dimanche) qu’on surnommerait Apichatpong « chapi-chapo », pourquoi pas Bamboula plutôt ? Etre au monde, dans ce monde, c’est aussi apprendre le nom des autres, et s’y confronter si c’est une difficulté, avec respect et humilité si on n’en est pas bien capable plutôt qu’avec cette arrogance goguenarde de colonisateurs jamais vraiment départis du sentiment de leur supériorité...

Jean Michel Frodon (Slate)




«Je vois ces fantômes, le passé ne meurt jamais» INTERVIEW Par PHILIPPE AZOURY (Libération) Le cinéaste thaïlandais explique son enfance, sa jungle et ses visions :



L’avion du matin était à l’heure, mais pas la chambre. Apichatpong «Joe» Weerasethakul arrive de Corée. Crevé mais avec l’envie de parler, de continuer à parler, à déplier une conversation avec Libération qui dure depuis des années maintenant. Dans le lobby de son hôtel du Marais parisien, il demande s’il peut se déchausser et étirer ses jambes, «comme à la maison». Weerasethakul, né en 1970 de parents médecins, a étudié l’architecture en Thaïlande, à Khon Kaen, puis est entré à l’Art Institute de Chicago. Il a fondé en 1999 la société de production Kick the machine pour mener à bien ses projets et ceux d’autres réalisateurs indépendants en Thaïlande, où le secteur est dominé par une production grand public à base de mélodrames et de comédies sentimentales. Plasticien reconnu, exposé notamment en octobre 2009 au musée d’Art moderne de Paris avec Primitive, des vidéos préparatoires d’Oncle Boonmee tournées dans le village de Nabua, «Joe» a reçu à Cannes le prix Un certain regard en 2002 pour Blissfully Yours, le prix du Jury pour Tropical Malady en 2004 et la palme d’or cette année pour Oncle Boonmee.



Vous ne vivez plus à Bangkok ?
Non, je vis dans la province Chiang Mai, où se trouve la ville du même nom, la deuxième plus importante de Thaïlande par la taille et le nombre d’habitants. Cela fait deux ans maintenant. Je supportais mal Bangkok. Un matin, avec mon fiancé, nous avons pris nos bagages, roulé sans destination, sans plans précis. Nous ne savions même pas si nous allions trouver une maison, mais il fallait qu’on se casse. C’était très désespéré comme situation. On a fini par trouver une maison, en pleine campagne, dans un village.

Géographiquement, c’est aussi l’endroit où vous avez tourné Oncle Boonmee ?
Non, pas du tout. Ça pourrait y ressembler mais nous avons tourné dans une autre région. Chiang Mai est dans le Nord, et nous avons tourné le film dans le Nord-Est. Chiang Mai est plus froid. J’y vis encore un peu comme un étranger dans mon propre pays, les dialectes ne sont pas les mêmes, quand les paysans s’expriment entre eux, je ne les comprends pas. Le temps passe plus lentement. Il y a une myriade d’insectes, une végétation absente de Bangkok : des geckos, des serpents, d’autres dont je ne sais même pas le nom. Je me déplace difficilement car je ne sais toujours pas où je vais mettre les pieds.

Vous ne vouliez pas tourner trop vite dans cet endroit que vous commenciez à peine à connaître ?
Boonmee est à propos du passé et il fallait que je le tourne dans un environnement qui me rappelle le passé. J’ai été élevé dans le nord-est de la Thaïlande, du temps où mes parents étaient médecins dans un hôpital, j’ai dû vivre là-bas jusqu’à mes 24 ans.

Vivre à la campagne était un fantasme pour vous ?
Oui, mon cinéma n’a jamais beaucoup donné d’informations sur la vie urbaine à Bangkok… J’ai grandi à la campagne et je devais y retourner. Mon rapport à la campagne est totalement lié à l’enfance.

Y aurait-il un rapport étroit entre ce déménagement et le fait que vous tourniez justement un film complètement ancré dans le souvenir ?
Peut-être (rires).Oncle Boonmee est pour moi très différent de mes précédents films. Je le trouve très linéaire. Je l’ai toujours envisagé comme un hommage à un vieux cinéma thaïlandais plein de fantômes de différentes factures, qui ne se fait plus aujourd’hui mais était possible il y a encore vingt-cinq ans. En ce sens, c’est un film très nostalgique. A l’époque de Tropical Malady, j’étais dans des choses plus abstraites, plus spontanées et aussi peut-être plus arrogantes, où il s’agissait pour moi d’avancer dans un cinéma d’expérimentation et d’avant-garde. Boonmee est plus calme de ce côté-là. Il se souvient…



Si le film peut paraître très abstrait pour un public occidental, il semble que les choses que vous filmiez soient au contraire très précises, physiques, concrètes pour vous…
En fait, pas tant que cela… Le résultat m’apparaît assez concis, linéaire, mais au moment du tournage je ne savais pas ce que je faisais et je ne savais pas toujours dans quoi je m’enfonçais (rires). Je téléphonais à mon producteur, Simon Fields, et je lui disais : «Je suis complètement paumé… Je suis peut-être en train de refaire un téléfilm des années 70, je n’ai aucune idée de ce à quoi va ressembler le résultat, c’est peut-être une merde, je préfère te prévenir.» Avec ma monteuse, on a fait un travail de restructuration important. A la base, le film était très dialogué. Nous avons supprimé énormément de dialogues au profit de scènes moins explicatives mais surtout moins redondantes, pour un résultat plus simple. Le premier montage faisait trois heures. Ça ne fonctionnait pas du tout.

La grammaire du film est assez simple…
Oui, tout à fait : une alternance de plans larges et de plans moyens, un découpage dans l’espace dans le style du cinéma classique.

Le film produit, pour ceux qui l’aiment, une impression d’évidence et on se dit que vous tournez peu de plans…
Détrompez-vous, j’amasse un matériau conséquent, c’est un enfer au montage ! D’une part, je travaille avec des acteurs qui souvent ne sont pas des professionnels, et cela demande beaucoup de prises. L’homme qui joue l’oncle Boonmee n’a fait que des publicités. Spontanément, il jouait trop haut. Il fallait plusieurs prises avant qu’il se mette au niveau. Quand vous leur demandez de jouer des dialogues avec une femme censée être un fantôme, qui n’est pas en face de lui mais derrière, avec un système de miroir à la Cocteau, et un garçon en tenue de singe, les acteurs ont un peu mal à garder leur sérieux. Il faut souvent recommencer. Mais j’ai l’habitude. Je ne parlerai pas des incessantes attaques de moucherons qui rendent certains plans invisibles et inaudibles au son, on est devenus experts en chasse aux moucherons à la raquette ! D’autre part, je me couvre beaucoup : je filme la scène sous différents angles. Au montage, j’ai tendance à choisir l’angle qui me satisfait le plus et à m’y tenir au maximum.

Vous parliez dans une interview d’un film en six bobines et hanté par six styles différents…
Oui, le premier c’est la jungle et la voiture, dans le style de Tropical Malady ou de Blissfully Yours. Le deuxième est la scène du repas, très traditionnelle. Le troisième est la ferme, je filme deux personnes marchant ensemble dans la nature, c’est une scène simple mais elle a demandé tellement de prises. La quatrième est la scène du poisson-chat, dans le style légendaire qui a beaucoup irrigué le cinéma traditionnel, mais dans une relecture un peu plus sexy. La cinquième est la balade vers la mort. Et la dernière, plus urbaine et contemporaine, réunit des personnages de mes autres films qui s’amusent ensemble. Ce sont mes fantômes et je les présente aux fantômes qui furent ceux de Boonmee. Une manière de confondre ce personnage qui provient d’un livre pour enfants avec mon œuvre propre, et de laisser les choses ouvertes.



La cinquième partie se termine sur une séquence composée de photos de jeunes militaires dans un lieu présenté comme «la ville du futur»…
J’avais tourné une vidéo d’art avec des adolescents, et c’est mon souvenir de ce tournage intégré à la réincarnation de l’Oncle.

Avez-vous moins peur de la mort que de la «ville du futur» ?
Si je n’ai pas peur de la mort ? Peut-être. Je n’ai pas une vision positive de la Thaïlande du futur. Non. Après, je suis peut-être dans un fantasme de mort douce, où nous serions toujours en coexistence avec ceux que l’on a aimés. Je vois ces fantômes, cette vie animale, et je sais que le passé ne meurt jamais.

C’est une conséquence de votre intérêt relativement récent pour le bouddhisme ?
Oui, sans aucun doute. Cela fait cinq ans maintenant que je lis beaucoup de choses autour du bouddhisme en le pratiquant un peu. Mais je l’envisage dans une optique presque scientifique. Ce que cela dit sur l’esprit est infini et m’ouvre des horizons philosophiques larges. Je ne le perçois pas tellement comme une religion. Il m’a aussi ouvert vers quelque chose qui dépasse le jugement, ce qui est parfois contraire au cinéma.

Filmer une chose n’est pas obligatoirement la juger, vos films le prouvent…
Oui, mais il y a beaucoup d’ego dans le cinéma, et je cherche aussi à me séparer de cela pour être plus ouvert au monde. Et puis le cinéma simule le temps, et c’est parfois superficiel. Même chez un génie comme Ozu, le cinéaste qui a porté le plus d’attention aux autres et au temps, je ne retrouve pas la même concentration que je peux rencontrer dans la méditation. Qui plus est pour moi, qui suis comme un petit singe, à fureter à droite à gauche, toujours intrigué par ce qui se passe à tel endroit ou à tel autre en même temps.

La réincarnation, est-ce la métaphore qu’à chaque nouvel amour on renaît un peu ?
Je perçois plutôt l’amour comme une forme d’attachement à l’autre. Attachement… ce n’est pas un concept très bouddhiste. J’ai encore beaucoup à apprendre.



Vous filmez les fantômes avec calme…
La littérature asiatique a décrit la cohabitation des fantômes et des vivants comme une chose naturelle. Le cinéma thaï classique ne faisait pas cas d’une apparition de fantôme. Mais cela a disparu avec la globalisation. Aujourd’hui, en Thaïlande, on filme les fantômes avec la même crainte que dans un film américain ou japonais.

La palme d’or ?
Elle m’a surpris. Je n’ai échangé que trois mots avec Tim Burton, entouré de tant de gens que la communication était impossible. Bon, et après… Je suis sérieux avec les films, je respecte le cinéma quand je le fais, mais je ne veux pas que mes films effraient les gens. Ni les miens ni ceux des autres. J’espère que mon cinéma, parce qu’il a été récompensé, ne va pas apparaître comme autoritaire, docte. Je voudrais qu’on s’y sente bien. Je viens d’avoir 40 ans, je suis moins rigide sur l’art que j’ai pu l’être il y a encore sept ou huit ans. Après tout, les films sont juste des films, il n’y a pas de quoi en faire toute une affaire.








RENCONTRE AVEC Apichatpong Weerasethakul

Par INDEPENDENCIA













Apichatpong et la thaïlande
Par Aliosha Herrera (Independencia)


(cliquer sur la photo)





Site du cinéaste:




filmographie:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Apichatpong_Weerasethakul


Film programmé
du 15 au 21 septembre et
du 13 au 19 octobre


Séance Débat animée par
Nicolas FEODOROFF
le 21 septembre à 20h30

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