Le Cinéma, une Rencontre

...Ce qui s’est joué là, comme un « big bang », ne relève d’aucune distinction de goût ou de culture, mais participe de La Rencontre, dans ce qu’elle a d’unique, d’imprévisible et de sidérante.
Elle tient dans la certitude instantanée, que ce film-là, qui m’attendait, sait quelque chose de mon rapport énigmatique au monde, que j’ignore moi-même mais qu’il contient en lui comme un secret à déchiffrer (...) la confirmation de cette vérité que les rencontres importantes, au cinéma, sont souvent celles de films qui ont un temps d’avance sur la conscience que nous avons de nous-même et de notre rapport à la vie.



Lors de la rencontre, on se contente de recueillir l’énigme avec étonnement et d’en accuser le coup, le pouvoir d’ébranlement.
Le temps de l’élucidation viendra plus tard et pourra durer vingt, trente ans, ou toute une vie.
Le film travaille en sourdine, son onde de choc se répand lentement. Philippe Arnaud écrivait : « Toute image éclaire, dans cette famine symbolique de l’enfance : non seulement elle-même mais, par l’anticipation instantanée d’une instance qui nous est étrangère, elle jette la préfiguration d’une possibilité de nous-même par laquelle nous sommes choisis : c’est un peuplement d’images nécessaires qui nous désignent et composent une sorte de destinée qui nous attend, un savoir déroutant puisqu’il est en avance sur nous , marquées à chaque fois d’un poinçon irrémédiable où nous savons que cela nous concerne sans comprendre pourquoi. »
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Alain Bergala
(L'hypothèse cinéma ed Cahiers du Cinéma 2002)


L‘Esprit de la Ruche
Victor Erice



Espagne, 1973, 1h38 avec Ana Torrent, Isabel Telleria Copie Neuve Restaurée 2008

« Tout jaillit de cette scène primordiale : celle de la rencontre d’une petite fille avec un monstre, contemplée à son tour par un regard qui observe le monde pour la première fois. » Víctor Erice



Espagne, 1940 ; peu après la fin de la guerre civile. Un cinéma itinérant projette Frankenstein dans un petit village perdu du plateau castillan. Les enfants sont fascinés par le monstre et, parmi eux, la petite Ana, 8 ans, se pose mille et une questions sur ce personnage terrifiant. Sa grande sœur, Isabel, a beau lui expliquer que ce n’est qu’un « truc » de cinéma, elle prétend pourtant avoir rencontré l’esprit de Frankenstein rôdant non loin du village.

D’une richesse inouïe, L’Esprit de la ruche s’ouvre comme un conte de fées (« Il était une fois… ») et se place dans une réalisme merveilleux. Il est aussi bien un film pour enfants, exploration sensible et magique du monde, qu’un symbole caché des ravages laissés par la guerre. Ses multiples niveaux de lecture en font une source inépuisable de fantasmes et de mystères, un chef-d’œuvre envoûtant porté par le jeu de ses actrices et la beauté des images.



À la fois sombre et lumineux, L’Esprit de la ruche constitue une expérience inoubliable et intemporelle, un film qui ne saurait vieillir et qui exerce encore une fascination indélébile.



L'Esprit de la ruche bouleverse, car chaque spectateur y revit non seulement sa "première fois" au cinéma, mais aussi sa propre enfance...



Particulièrement adapté au jeune public, le film aborde la prise de conscience du danger et de la mort, à travers l'imagination et le riche monde intérieur d'une enfant., la petite Ana - Ana Torrent, révélée par ce film trois années avant Cria Cuervos de Carlos Saura.

L’esprit de la ruche est aussi un grand film sur l'Espagne.
Selon Alain Bergala « Erice n'est pas seulement cinéaste, il est aussi une conscience du cinéma de son pays et du cinéma en général ». En effet, si pour Victor Erice la réflexion sur le passé politique de l'Espagne s'exprime à travers le trajet individuel de la petite Ana, la présence de l'idéologie répressive qui mine l'Espagne franquiste n'en n'est pas moins forte.

La confrontation entre l'univers de l'enfance et celui des adultes, "l'interférence continuelle entre le réel et l'imaginaire, permettent au spectateur de se constituer son interprétation, d'entrevoir d'autres monstres, d'autres causes à défendre par l'arme toute puissante de l'imagination." (Louis Marcorelles, Le Monde, 17-05-1974).









Au moment où, sous les traits de Boris Karloff, le monstre de Frankenstein rencontre et tue une petite fille, le cinéaste parvient à saisir une expression incroyable sur le visage de la petite Ana Torrent (qui sera, on s’en souvient, l’inoubliable héroïne de Cria Cuervos de Carlos Saura) que nous définirions imparfaitement comme un mélange de crainte et de stupéfaction.



Unique moment « documentaire » dans une fiction admirablement composée, ce plan d’une incroyable beauté fait la rare densité de la séquence, pas simplement parce qu’Erice est parvenu à « voler » une émotion à la petite fille mais parce qu’il est la clé de voûte de toute l’œuvre, une magnifique preuve de cette croyance indéfectible dans la « fiction » que le spectateur peut lire dans les grands yeux noirs de l’enfant.



Premier long-métrage d’un cinéaste rare (Erice ne compte que trois longs-métrages à son actif depuis ses débuts dans les années 60), l’esprit de la ruche est un magnifique roman d’apprentissage prenant sa source dans les souvenirs de l’auteur (du moins, nous le présumons) et qui relate, sous une forme métaphorique, l’étouffement de toute une société crevant sous le joug de la dictature franquiste. Tourné durant les dernières années du règne du Caudillo, le film ne cesse de ruser avec une censure pointilleuse et développe un langage entièrement imagé, préférant le non-dit et la métaphore poétique à la confrontation directe avec le régime.



D’où l’admirable travail plastique de Victor Erice : le cadre est d’une beauté stupéfiante (une constante frontalité qui privilégie les éléments de composition symétriques, des lignes de fuite qui « ouvrent » le cadre vers un ailleurs lointain…), la photographie est magnifique (le cinéaste ne rechigne pas devant une certaine picturalité et certains plans renvoient directement à la peinture flamande ou espagnole) et un sens particulièrement développé de l’ellipse et du hors champ (notamment grâce à une attention très pointilleuse au son) lui permet d’éviter toute lourdeur démonstrative, toute explication surlignée en gras.



Ana et Isabel, les deux bambines du film, ont pour père un apiculteur. L’image de la ruche permet d’offrir une première métaphore (on retrouve d’ailleurs la forme géométrique des alvéoles sur les vitres couleur miel de la maison) : celle d’une société vivant sous une chape de plomb et obéissant, sans raison apparente, à un pouvoir omniscient mais invisible (cet « esprit » évoqué dans le titre). Le monde des adultes se réduit à un père mutique (Erice parle de son « exil intérieur ») et une mère également prostrée, anéantis par le caractère oppressif de l’univers dans lequel ils vivent.




Dans un premier temps, le monde apparaît comme immense et plein de dangers : ce sont ces traces de pas dans la terre qui éveillent à l’esprit l’image de l’ogre, ce sont ces trains qui passent à proximité des fillettes ou encore ces champignons vénéneux contre lesquels leur père les met en garde.
Alors que sa grande sœur lui fait croire à l’existence de l’esprit du monstre et la confronte (fictivement) à la mort (la séquence terriblement forte où Isabel fait mine d’avoir été tuée) ; la croyance d’Ana en un monde « fictif » va lui permettre de s’évader de son joug quotidien.
Cette trajectoire sera balisée par deux étapes que le cinéaste va mettre en scène avec une époustouflante intensité. La première, c’est une rencontre avec un soldat échappé d’un train.



Fidèle à sa stratégie d’épure (le film comporte assez peu de dialogues), Erice ne souligne rien, n’explique rien mais le spectateur imagine volontiers qu’il s’agit là d’un résistant au régime et les images terribles de sa fin corroborent cette idée.
Grâce à cette rencontre, Ana fait l’expérience de la mort et quitte définitivement le monde de l’enfance en faisant une fugue dans la forêt. Elle revit alors les images du film de James Whale, jusqu’à sa rencontre avec le monstre de Frankenstein.



Vit-elle alors vraiment ce que l’on voit ? Est-ce une pure fantasmagorie ? A partir de cet instant, le film plonge dans une sorte de rêverie où se mêlent l’inconscient et les peurs enfantines. La beauté des plans d’Erice est telle qu’on songe à certains passages de La nuit du chasseur de Laughton : c’est dire le niveau où se situe L’esprit de la ruche !



A travers le regard de cet enfant, le cinéaste offre l’une des visions les plus fortes et les plus singulières de la société espagnole assujettie à la dictature franquiste. En accompagnant jusqu’au bout la croyance de cette fillette, il nous offre un film absolument somptueux naviguant entre fantasmagorie et poésie pure…
Vincent Roussel



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Près de 80 ans nous séparent la sortie de Frankenstein, 80 ans pendant lesquels la créature impie et tragique façonnée par le scientifique fou a profondément marqué autant l’imagerie du fantastique que l’imaginaire collectif. Mais si le maquillage éternellement reconnaissable dû à Jack Pierce a traversé un siècle de cinéma sans prendre une ride, redécouvrir Frankenstein aujourd’hui permet de se rendre compte à quel point, par l’utilisation qu’il a fait de ses références - et de celle de son prédécesseur au fauteuil de réalisateur Robert Florey - le réalisateur James Whale a profondément codifié l’univers du fantastique à venir.
Le Frankenstein de James Whale sera projeté au Renoir en février Du même auteur ce mois-ci : L’homme invisible.


VÍCTOR ERICE



Victor Erice est né le 30 juin 1940 à Karrantza en Espagne. Fasciné par le cinéma qu’il découvre enfant, il devient à la fois un important critique et un très grand réalisateur.
Avec seulement trois longs métrages, L’ESPRIT DE LA RUCHE (1973), LE SUD (1983) et LE SONGE DE LA LUMIÈRE (1991) en plus de trente ans, il est sans doute l’un des cinéastes espagnols les plus rares de sa génération. L’un des plus secrets aussi, mais qui a su précisément faire du secret d’un pays tenu à l’ombre par des années de franquisme, le secret d’une oeuvre où les mystères de l’enfance, autant que la discrétion de l’art, s’avèrent le noyau incandescent auquel elle a su donner forme.
Depuis la fin des années 1990, Victor Erice a tourné trois courts métrages, dont le très bel ENFANTEMENT (2002). S’il est malheureusement très rare, Victor Erice compte pourtant parmi les plus grands cinéastes en activité. Ses trois longs métrages, deux fictions puis un documentaire, sont autant de jalons dans l’histoire du cinéma moderne. Ils ont influencé et continuent de nourrir le travail de nombreux réalisateurs.
Victor Erice a beaucoup écrit sur le cinéma, notamment un essai sur les films de Nicholas Ray (Nicholas Ray y su tiempo, par Victor Erice et Jos Oliver, Madrid, 1986). Quelques uns de ses textes ont été publiés en français par la revue «Trafic ».
Connaissant son goût, sa sensibilité et son intelligence du cinéma des autres, l’importance et l’influence de cette cinéphilie de toujours sur ses propres films, le Centre Pompidou lui a donné carte blanche pour présenter au public vingt films qui ont singulièrement compté pour lui.
FILMOGRAPHIE
LOS DIAS PERDIDOS, Espagne, 1963, 41’, nb
LOS DESAFIOS, Espagne, 1969, 35’ (pour l’épisode), coul.
L’ESPRIT DE LA RUCHE (El espiritu de la colmena), Espagne, 1973, 98’, coul.. Copie neuve février 2008 par Carlotta Films.
LE SUD (El Sur), Espagne, 1983, 93’, coul.
LE SONGE DE LA LUMIÈRE (El sol del membrillo), Espagne, 1992, 135’, coul.
PREGUNTAS AL ATARDECER, épisode du film collectif «Celebrate Cinema 101», Japon-Espagne, 1996, 12’, coul.
ENFANTEMENT (Alumbramiento), épisode du film collectif «Ten Minutes Older : The Trumpet», Allemagne, 2002, 10’, nb
APPROCHES. NOTES SUR LE TRAVAIL DU PEINTRE ANTONIO LÓPEZ À MADRID DURANT L’ÉTÉ 1990
(Apuntes. Sobre el trabajo del pintor Antonio Lopez en Madrid en el verano de 1990), 1990-2003, video, 29’, coul.
LA MORTE ROUGE (Soliloquio), Espagne , 2006, 33’, coul.
CORRESPONDANCES, 6 lettres vidéo à Abbas Kiarostami, 2005-2007, courts métrages, coul.



TEN MINUTES OLDER: ALUMBRAMIENTO, 2002
Erice Víctor
Durée : 00 :10 :00






Víctor Erice comme Abbas Kiarostami sont des cinéastes de l’enfance.



Alain Bergala avait proposé à Jordi Ballo, directeur du centre contemporain de Barcelone, de réaliser une première exposition de cinéma sous forme d'une correspondance entre Abbas Kiarostami et Víctor Erice. Il sait que ce dernier, grand cinéphile, connaît les films de Kiarostami. Le projet prend corps lorsque Bergala interroge Kiarostami sur Erice et que celui-ci lui déclare son admiration pour Le songe de la lumière, l'un des plus grands films sur les rapports entre peinture et cinéma.

La correspondance entre les deux cinéastes, tout deux nés en juin 1940 à une semaine d'intervalle, l'un dans l'Iran de l'ancien régime, l'autre dans l'Espagne franquiste, s'articule autour de trois sujets : l'enfance, la situation politique et ses effets sur la difficulté de la création, la possibilité pour les autres arts de régénérer leur pratique de cinéaste.

Víctor Erice comme Abbas Kiarostami sont des cinéastes de l'enfance. L'esprit de la ruche (1973), Le Sud (1983) du cinéaste espagnol, Le Passager (1974), Devoirs du soir (1989), entre autres nombreux titres du cinéaste iranien, sont devenus des références absolues en matière de cinéma de l'enfance.

Pour Victor Erice, l'enfance est le foyer des sensations. Mais, comme le révèle La morte rouge (2006), sa scène primitive est profondément marquée par Franco ce qui génère probablement chez lui une difficulté pour tourner des films dans l'Espagne contemporaine.

Pour Kiarostami, l'enfance est peut-être, malgré les chefs-d'œuvre qu'il a produit, un thème de circonstance. Il devient cinéaste en travaillant à L'Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes (le "Kanun"). Où est la maison de mon ami ? et Devoirs du soir (1989) sont l'occasion de parler quand même de l'Iran alors que la censure interdit presque tout en matière de dialogues ou de contact entre adulte. Son sujet principal est, selon Alain Bergala, comment la loi se transmet dans une société. Il y a ainsi très peu de différence entre les films d'avant et d'après la révolution. Le passager, marquant sans doute une présence de la société plus grande que dans Où est la maison de mon ami ? au style plus poétisé.

ERICE / KIAROSTAMI
Correspondances

Dossier:














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