LET'S GET LOST

LET'S GET LOST
de Bruce Weber

Séance spéciale le 9 septembre à 20h30
avec
Chet's Romance de Bertrand Fèvre,
César 1989 du meilleur court métrage documentaire

(en présence de Bertrand Fèvre)




Bruce Weber étudie la photographie à l'Université de Princeton, puis à la New School for Social Research de New York. Il expose dès 1974 et devient un photographe de mode prisé à la fin des années 70, signant notamment des couvertures du magazine « GQ ». Photos de mode, portraits, clichés de l'Amérique, nus masculins, il saisit - essentiellement en noir et blanc - des anonymes comme des débutants (Marcus Schenkenberg, Tony Ward, Channing Tatum) et des vedettes (Sean Penn, Louis Garrel). Plusieurs ouvrages rassemblent bon nombre de ses clichés.





Let’s Get Lost a 20 ans. Son anniversaire est aussi celui de la mort de son héros, le trompettiste Chet Baker. «Tombé», en mai 1988, de la fenêtre de son hôtel d’Amsterdam, situé à quelques enjambées du Zeedijk, allée du quartier rouge connue pour être un supermarché à ciel ouvert de la poudre. Légendaire jusqu’au bout, Baker sera aussi mort un vendredi 13. Bruce Weber a appris la nouvelle en salle de montage. Il était en train d’éditer les 90 heures de rushs consacrées à cet homme qu’on disait fini mais que lui n’avait cessé de mettre amoureusement en scène depuis trois ans.

La fixette de Weber sur Chet remontait au début des années 80. Lui qui érotisait chaque campagne Calvin Klein, à coups de photos noir et blanc sentant le sexe et le linge, était tombé en arrêt sur un exemplaire vinyl d’un de ces albums de Chet de 1955, dont la cover était systématiquement due au photographe William Claxton.

Gravure de mode. Claxton avait découvert le jeune Chet vers 1953, alors même qu’il s’essayait à faire ses premières photos. Chet, qui était non seulement une bombe mais dégageait une aura photogénique tout à fait extraterrestre, sera magnifié par Claxton en tee-shirt blanc, dans la quintessence du cool. Sur chacun de ses clichés, il se dégage une sorte de bonheur qui est la promesse même de Chet Baker envoyée à l’Amérique des fifties : un jazzman blanc, beau comme un dieu, qui avait servi sous les drapeaux, un jeune mec sain et étincelant. Baker fut vendu comme un cliché : gravure de mode d’un nouveau genre, James Dean avant James Dean.



Les amateurs de hard bop, qui voyaient surtout en lui un imitateur à la pâle figure de Miles Davis, lui ont fait payer cher son public de jeunes filles portant queue de cheval, jupon et socquettes blanches, plus intéressées par son physique d’acteur que par ce jeu indolent, en dessous du niveau cardiaque, et cette «voix de fiotte» qui fut, toutes les années 50 et 60, un sujet de rigolade dans le milieu jazz, et dont on ne perçoit que depuis vingt-cinq ans la valeur inestimable . Inséparable de son souffle caressant, elle est d’une douceur désespérée, murmurant des My Funny Valentine écorchés vifs, un My Ideal esseulé, un The Thrill is Gone abîmé aux médications. Et, de fait, le surdoué Baker, qui ne savait pas déchiffrer une partition, n’a jamais daigné répéter de toute sa vie, préférait, à la vitesse et aux femmes, l’héroïne. Une femme fatale pour laquelle il aura tout laissé tomber - jusqu’à se laisser tomber lui- même, au plus bas du caniveau, les dents brisées par des dealeurs à qui il devait des ronds (comme tout camé, Baker a menti toute sa vie, et cet épisode connaît au moins une dizaine de versions alternatives).

Celui que Bruce Weber est venu écouter un soir de 1986 (dans l a Longue Nuit de Chet Baker - indispensable biographie, traduite en mai chez Denoël-Joelle Losfeld -, James Gavin décrit Weber coiffé d’un bandana sortant d’une limousine et entouré de sa cour de mannequins et d’assistants branchés), dans une boîte à mites de New York est ravagé : à 54 ans, il ressemble à une loque. Il tente depuis dix ans de réapprendre à souffler et à chanter avec un dentier qui le trahit souvent. Ses cheveux longs et filasse, sa maigreur caverneuse de toxico, ses rides précoces, la tristesse canine de son regard, lui donne l’apparence d’un taulard. Autant dire que pour un mec comme Weber, doté d’une sensibilité érotique hors du commun, et romantiquement attiré par tout ce qui relève de la fêlure, Chet n’a jamais été aussi beau qu’en l’état.



L’idée de réaliser un film, qui naîtra ce soir-là, devient un vrai projet de photographe de mode : reprendre les acquis des photos de Claxton, le noir et blanc, les poses romantiques alanguies d’un être taiseux et insondable qui ne trouve réconfort qu’auprès des femmes (ainsi la pochette où Chet est torse nu la tête posée contre les hanches de sa seconde femme, Halema), en y rajoutant la seringue hypodermique et le processus d’autodestruction comme personnage principal.

Pop star. Let’s Get Lost est, à ce titre, un manifeste du faux raccord : regardez cet angelot années 50, puis regardez l’image d’après, Chet brisé. N’est-ce pas exactement le même parfum du sublime, mais pris en contre-jour ? Si Claxton avait donné en 1954 une version californienne de Chet, Weber a saisi un Baker européen, tel qu’on le fantasmait dur à Milan, Paris ou Anvers, nimbé de tragique. Chet était la première pop star américaine. Le film était pour lui un tombeau, une poignée d’heures avant l’heure. Assumé : le 21 mai 1988, Weber en personne organisera et règlera les obsèques du musicien.

Philippe Azouri

Dossier de Presse :




Variations:

Elisabeth Caumont : "Chet Baker Mon Amour"






Jazz in Paris
par Thierry Jousse


D'Ascenseur pour l'échafaud de Louis Malle à Autour de minuit de Bertrand Tavernier, retour sur un demi-siècle de cinéma fortement marqué par le jazz.

Cette histoire musicale passe assurément par le cinéma, voire plus généralement par l'image, et se poursuit encore aujourd'hui sous d'autres formes. Vers la seconde moitié des années 1950, sous l'impulsion d'un personnage-clé, Marcel Romano, d'abord programmateur au Club Saint-Germain (6e), propulsé organisateur de séances et producteur, une série de bandes originales enregistrées pour des films français furent produites à Paris. C'est l'époque où le jazz est la musique moderne par excellence, voire à la mode, et où il représente une puissance de changement, une nouvelle voie, un nouveau son, une nouvelle image, une nouvelle vague en quelque sorte.

Ascenseur pour l'échafaud



Le film emblématique de cette époque est évidemment Ascenseur pour l'échafaud de Louis Malle avec cette session mythique bouclée en une nuit dans laquelle Miles Davis, entouré de Kenny Clarke, Barney Wilen, René Urtreger et Pierre Michelot, grave une immortelle musique climatique sur les errances nocturnes de Jeanne Moreau et Maurice Ronet sur les Champs-Élysées (8e). Les circonstances fantasmatiques de cet enregistrement méritent d'être rappelées succinctement. Tandis que Miles Davis est en tournée en Europe, Louis Malle contacte le trompettiste, par l'intermédiaire de Marcel Romano, pour lui proposer une collaboration. Miles accepte à condition de pouvoir travailler sur les thèmes et les grilles dans son hôtel où il possède un piano. A partir de là, les musiciens, dans des conditions équivalentes à celles du cinéma muet, improviseront littéralement devant les images. Le noir et blanc du chef-opérateur Henri Decae et l'atmosphère nocturne du film seront éternellement associées à la musique, à la fois tragique et ouatée, du quintette de Miles Davis. Louis Malle, parfaitement conscient de l'impact de la musique sur son film, déclarera plus tard : "La musique a contribué au succès du film. Elle lui a donné son ton, son atmosphère, et quand je dis atmosphère, c'est au sens noble du terme. Dans le film, il y a une espèce de ton général, une espèce d'ambiance que la musique de Miles maintient d'un bout à l'autre et qui lui donne son unité." (Jean-Louis Ginibre, 30 ans de cinéma (6) : ascenseur et grand couteau, Jazz magazine, n°70, mai 1961, p. 35)





Cette réussite incontestable servira de détonateur et de modèle pour un certain nombre de cinéastes de l'époque, tels Edouard Molinaro qui demande à Art Blakey et ses Jazz Messengers de composer la musique de Des femmes disparaissent



ou à Barney Wilen, entouré notamment du trompettiste Kenny Dorham et du fidèle Kenny Clarke, de graver la bande originale d'Un témoin dans la ville, ou Roger Vadim qui engage le Modern jazz quartet pour son second film, Sait-on jamais, et qui pour ses Liaisons dangereuses, relecture modernisée du roman de Laclos, fait appel à Thelonious Monk et à nouveau à Art Blakey et ses Jazz Messengers que l'on voit d'ailleurs à l'écran dans une séquence de fête.



Au tournant des années 1950-60, le jazz est à la mode : il est un gage de jeunesse sur fond de fascination pour l'Amérique, mais il produit aussi des musiques qui, plus de quarante ans plus tard, ont parfois moins vieilli que les images qu'elles accompagnent.

Autour de Melville
L'autre personnage influent du cinéma français de cette époque est certainement Jean-Pierre Melville. Avec Bob le flambeur, Melville invente un nouveau style de film noir français, qui annonce la Nouvelle Vague, et qui, sans que la musique soit directement improvisée ou rythmée, s'apparente au climat du jazz. Pour son film suivant, Deux hommes dans Manhattan, sa seule et unique incursion américaine, il fait appel à Christian Chevallier et Martial Solal, deux musiciens français très liés au jazz, pour composer la bande originale d'une œuvre fiévreuse et nocturne qui installe définitivement son style.



Pour Deux hommes dans Manhattan, Melville ne se contente d'ailleurs pas du simple accompagnement musical, il fait du jazz une présence concrète et charnelle, à travers des scènes dans les studios Capitol ou dans des boîtes où se produisent quelques orchestres.
Dans pratiquement tous les films qu'il réalisera ensuite, tout au long des années 1960, le jazz et les scènes de boîte de nuit seront comme une marque de fabrique, liant cette musique, la plupart du temps écrite par des compositeurs français importants comme Paul Misraki (Le doulos), François de Roubaix (Le samouraï) ou Éric Demarsan (Le cercle rouge), au film noir à la française tel que Melville l'a emblématisé. C'est d'ailleurs Melville qui jouera le rôle d'intermédiaire auprès de Godard et qui lui conseillera de faire appel à Martial Solal pour la musique d' A bout de souffle.



La rencontre est ici d'importance. Même si Solal confesse, bien des années plus tard, que Godard avait sans doute très peu d'affinités personnelles avec le jazz, force est de reconnaître que la conjonction image-musique est ici particulièrement symbiotique. L'art de la syncope, une certaine forme d'improvisation, le naturel du style et des comédiens, le caractère instantané et imprévisible d'A bout de souffle est en parfaite adéquation avec la partition rythmique, poétique, haletante de Martial Solal.

Après les années 1960
Au fil des décennies 1960-70, voire 1980, l'histoire du jazz à Paris se poursuit bien évidemment, mais elle passe moins directement par le cinéma et même l'image. La diaspora des ténors du free jazz - Don Cherry, Archie Shepp, Steve Lacy, The art ensemble of Chicago, Sunny Murray… -, qui passèrent tous par Paris à un moment ou à un autre ou parfois même s'y installèrent, y enregistrèrent des albums décisifs, notamment sur le label BYG-Actuel, mais n'y furent pratiquement pas filmés. Toute l'activité déployée autour de l'American Center de Paris à partir des années 1960 aurait mérité davantage d'images et de vrais documents saisis sur le vif. Il faudra attendre les années 1980 et le succès du Festival de jazz de Paris pour retrouver portraits et concerts filmés, notamment sous la caméra de Frank Cassenti qui, en parallèle à une carrière de cinéaste de fiction, devient, à cette époque, une sorte de reporter permanent des multiples concerts parisiens et reprend ainsi le flambeau prestigieux de Jean-Christophe Averty qui, deux décennies auparavant, filma nombre de jazzmen français et américains pour l'O.R.T.F.



Les années 1980 marquent aussi un léger revival du jazz au cinéma mais sur un mode plus nostalgique. C'est évidemment le film de Bertrand Tavernier, Autour de minuit, qui est le moment fort de cette vague rétro. Inspiré par la fin de la vie de Bud Powell à Paris, Tavernier met en scène le saxophoniste Dexter Gordon, comme une figure emblématique de musicien exilé, face à Francis (François Cluzet) inspiré par Francis Paudras qui fut l'ami de Bud Powell et le filma dans son quotidien comme en témoigne son montage d'archives, La danse des infidèles.



Avec Autour de minuit, Tavernier rend un bel hommage à cette geste des musiciens américains réfugiés à Paris, ville d'accueil et de musique, et clôt provisoirement cette histoire à laquelle on peut aussi associer le retour de Martial Solal avec les acteurs de Bertrand Blier, ainsi que le beau court métrage de Bertrand Fèvre, Chet's romance, où la figure de Chet Baker est, une ultime fois, magnifiée par un noir et blanc mythologique…


Thierry Jousse




Chet's Romance de Bertrand Fèvre, César 1989 du meilleur court métrage documentaire : Chet Baker (tp), R. Del Fra (b)
Paris 1987 - Photos © J.Madani

Quelques photos de William CLAXTON : (cliquez pour agrandir)






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