En Avant Jeunesse


EN AVANT JEUNESSE de Pedro Costa










Entretien avec Pedro Costa (Cliquez sur les documents)







Pedro Costa continue de graver une mémoire sombre et dure de l’extrême périphérie. Immobile et magnifique dans ses cadres, une vision de cinéma explorant les recoins, les trous de cette frange pauvre, noire et camée que nos sociétés engendrent dans l’ombre. Une part à moitié morte, rarement sinon jamais filmée de manière aussi noble et digne, quand bien même implacable dans sa lenteur.


Si l’on suit au début, qu’on s’échine à comprendre, il faut vite renoncer à plaquer nos grilles de fiction tant les corps, les voix, les visages se confondent tous à l’ombre. Une ombre épaisse dévorant presque le cadre entier, à l’image du cinéma de Costa, étrange objet d’épouvante dans le jeu courant de représentation du social.

Hors du réel, hors de fiction. L’œuvre au noir.

Impossible de parler de réalisme social, tant c’est d’abord l’image, le cadre qui compte ici. A voir cet homme noir au milieu des toiles de béton tendues derrière lui, on retrouve d’emblée l’art de Costa cinéaste. L’extrême composition des cadres, les jeux d’ombres, l’ascétisme visuel que certains, parce qu’ils en refusent l’affrontement du contenu, qualifient de maniériste. Costa tient son film au rebus, à fond d’impasse, sur le fil d’une lame noire et blanche.

Humour de plans sans séquence.

L’homme passe en zombie dans ces pièces blanches, calmes et vides, trop petites puis trop grandes. Il y a toujours un problème d’extrêmes chez Costa, même si l’humour tente ici une entrée inédite. L’insolite de deux hommes, allumettes noires sur un décor de théâtre inversé aux murs couverts de blanc. Déséquilibre cocasse, où l’on ne sait trop quand rire, ni même si c’est permis. L’effet comique du Eat de Warhol. D’interminables plan-séquences, où le spectateur rejoint presque Ventura, moitié-vivant, moitié-mort, ne sachant plus choisir entre beauté formelle et fatigue des grandes eaux.

Dans ce cadre tout au noir subsiste un fin trait de lumière. A peine assez pour éclairer un coin de table, un bout de visage, l’éclat des yeux, le détail d’un tableau. Au milieu des ombres, un canapé, un fauteuil percent au rouge. Costa filme la pauvreté par ses pores, entre générations. Ventura représente les premiers immigrés capverdiens venus au Portugal avec un rêve debout qui finira par terre et mal payé.

Le respect par l’effroi.

Ventura, par son opacité, est un vrai personnage. Sans événement, sans aventure. Un être qui clignote dans l’ombre, témoin muet du monde qui l’entoure. Pas de spectacle, ici. Rien à ne se mettre sous la dent qu’un réel aux ongles dures. Une nudité un peu effrayante que la mise en scène, par ses fulgurances, ses perles fugaces, habille avec extrême rigueur. Pedro Costa refuse le montage comme on forge une éthique. Il s’interdit par là de faire spectacle avec la souffrance, la pauvreté, pour mettre le cinéma plus haut. Ce qu’il montre de ces vies, c’est le temps de l’après.

Une aristocratie de la lenteur.

Bien sûr les plans sont démesurément longs. Une lenteur en écran qui rebute et fait fuir. Le regard de Costa pose d’ailleurs la question. Pourquoi ne sommes nous plus capables d’accepter cette lenteur ? En quoi ce retour en boomerang d’une image immobile est-il si perturbant pour le spectateur, sinon parce qu’il nous impose un devoir, celui de choisir son camp, de se positionner. Celui de voir en face quelque chose qui meurtrit.

Ce monde de l’après enregistre la fin des mythes.
Ventura, visiteur d’infortune, continue de chercher rencontre, quand les autres se terrent, s’enferment, se regardent tomber. Lui seul porte au regard, dans son allure, sa pose presque, la noblesse, l’aristocratie propre à la mise en scène de Costa.

Noblesse et pauvreté sans fiction-cadeau.

Une table, un chandelier, un globe : le marquis arrive. Filmer la misère revient donc pour le cinéaste portugais à créer une autre échelle de regard. Le motif du retournement est à l’œuvre partout. Dans la lumière et la couleur d’abord, du noir le plus sombre au blanc le plus vif. Dans l’échelle sociale ensuite, retournant le plus bas d’un crochet vers le haut. Quand bien même brisé, pauvre à coucher par terre, Ventura s’engage à payer pour Vanda et sa fille leur voyage à Fatima. Un cinéma pour l’humain, d’un homme à terre devenu prince au détour d’un plan-fixe.

Aristocrate presque mort à l’image de Paulo, Ventura n’est rien de moins qu’un fantôme. Un homme en visitant d’autres à la recherche de ce qui ne reviendra plus - la vie d’avant. Un personnage croisant à mesure dans l’ombre des musées, des taudis, des logements sociaux, ce que personne ne veut voir en l’état, sans fiction-cadeau. La ruine, la misère, le vide d’une certaine déchéance.

Pleine lumière naturelle, jusqu’au noir le plus sombre, Costa n’instrumentalise pas. Plutôt que d’utiliser ces quatre morts de la pauvreté, il les révèle par sa mise en scène, tout en leur conférant une noblesse, une dignité rare. Cinéma minoritaire ? Dont acte. Chacun prendra ses coupes, mais l’expérience est grande, quand bien même quelques cendres coincées au fond de l’œil.

Stéphane Mas (extrait d'article)





La France a découvert Pedro Costa dans le désordre. Présenté dans de nombreux festivals, son premier long métrage (Le Sang, 1989) a attendu dix ans une distribution commerciale. Et le second (Casa de lava, 1995) est passé relativement inaperçu. Il a donc fallu attendre la sortie d'Ossos (1997) pour que soit vraiment reconnu un des cinéastes les plus singuliers de sa génération, irréductible à son appartenance au "cinéma portugais", ultime avant-garde européenne et industrie introuvable, cinématographie uniquement composée d'artistes, guère assemblables sous une étiquette commune. Depuis Ossos, Costa a réalisé deux nouveaux films, deux documentaires. La Chambre de Vanda (2000), retour dans le quartier cap-verdien de Fontainhas, à Lisbonne, où il avait déjà tourné le film précédent, et un portrait de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub pour la série télévisée de Janine Bazin et André S. Labarthe, Cinéma, de notre temps. Alors que La Chambre de Vanda attend toujours une sortie en salles, après avoir été l'événement du dernier Festival de Locarno, l'hommage de La Rochelle est l'occasion de mesurer le chemin accompli par le cinéaste, dont l'oeuvre en devenir exige plus qu'une autre une vision ordonnée, chronologique, du Sang à La Chambre de Vanda, afin de s'apercevoir comment Costa chemine vers l'essentiel, de quelle manière il se défait de ses peaux mortes, tel un serpent, pour aboutir à une forme radicalement nouvelle, une proposition de cinéma d'une puissance inouïe.
A la fois pur objet de fascination, oeuvre d'art dotée d'un fort pouvoir hypnotique, et odyssée matérialiste où on ne cesse de se cogner à un monde d'une dureté de fer, Ossos appelait son pendant documentaire, son reflet objectivé. Ce sera La Chambre de Vanda, avec Vanda Duarte et sa soeur Zita, déjà présentes dans Ossos, ici assiégées dans leur quartier menacé de destruction, répétant pendant deux heures quarante de projection les gestes et les mots de leur survie de toxicomanes. Il est indispensable de voir ces deux films pour saisir la geste artistique de Costa, sa dialectique de cinéaste déchiré entre son tempérament de peintre et son beau souci de concrétion. C'est à force de se vouloir objectif et impersonnel que le film devient onirique, et la parfaite composition plastique de chaque plan est mise en tension avec l'aspect brut de décoffrage de la prise documentaire. Le dispositif et la matière du film s'opposent et se répondent pour faire de La Chambre de Vanda l'aboutissement provisoire de la démarche cinématographique de Pedro Costa, artiste dont la maîtrise rentre par la fenêtre quand il tend à la faire sortir par la porte, et dont le minimalisme apparent recèle des trésors de vitalité. En plus d'être un film immense, La Chambre de Vanda est la démonstration que le surgissement de l'accidentel ne peut se produire que dans un cadre rigoureusement concerté, leçon straubienne s'il en est.

Frédéric Bonnaud

Dans la chambre de Wanda










Pour aller plus loin

Pedro Costa filme Jean-Marie Straub et Danièlle Huillet sur le montage de leur film SICILIA










Aucun commentaire: