Le Petit Fugitif






Morris Engel, Ruth Orkin et Ray Ashley

«les plus beaux films à montrer aux enfants ne sont pas ceux où le cinéaste essaie de les protéger du monde, mais souvent ceux où un autre enfant joue le rôle de tampon, d’intermédiaire, dans cette exposition au monde, au mal qui en fait partie, à l’incompréhensible. (…) Ce semblable, à qui on peut s’identifier même quand on ne comprend pas plus que lui le mal qui l’environne (on s’identifie alors à son incompréhension), protège des agressions du monde telles qu’elles sont présentes dans le film, sans les cacher pour autant.» Alain Bergala (L'Hypothèse cinéma)



François Truffaut vénérait ce film pré-Elvis et pré-nouvelles vagues et, quand on le visionne, on comprend bien pourquoi. Furieux de devoir garder son petit frère, un ado simule avec l’aide de ses copains un mortel accident de carabine. Croyant avoir tué son grand frère, le petit prend la fuite et erre pendant quelques jours au milieu des baraques foraines de Coney Island. Filmé à vif dans les rues de New York, captant avec acuité les affects aiguisés de l’enfance (cruauté, chagrin, solitude, crédulité…), réalisé collectivement, Le Petit Fugitif est un vrai trésor caché du cinéma mondial, l’ancêtre méconnu des 400 Coups, de L’Enfance nue ou de Shadows, une modeste mais cruciale pierre de touche dans l’histoire du cinéma moderne. Un film qu’il faut voir et saluer.




Le Petit fugitif fit, en son temps, la couverture du numéro 31 des Cahiers du Cinéma, un numéro qui, sous la plume de Bazin, consacrait quatre pages au film, mais devait gagner la postérité à la faveur d'un autre texte, fameux, dans lequel Truffaut s'en prenait à la Qualité française. Lequel Truffaut, quelques années plus tard, expliquerait que sans ce petit film new-yorkais bricolé caméra au poing par deux photo-reporters (Morris Engel avait couvert le débarquement en Normandie) et un auteur de livres pour enfants, ni Les 400 coups ni A bout de souffle n'auraient, probablement, vu le jour. C'est donc à titre de jalon dans la mythologie des Jeunes Turcs, et, plus encore, de chaînon manquant de l'histoire de la modernité (à équidistance du néoréalisme et des premiers films de la Nouvelle Vague), que Le Petit Fugitif se voit tirer, par Carlotta, des limbes cinéphiliques où il dormait jusqu'ici. A ce titre, et sans être tout à fait le chef-d'oeuvre auquel pouvait faire rêver sa rareté, le film se révèle doublement passionnant.

Formellement, il entérine, sept ans avant A bout de souffle, le moment moderne comme un champ de possibles découvert par un sursaut technique : à l'origine de la facture documentaire du film (images volées au cœur de la foule, sur le mode du photo-reportage urbain – Engel fut l'élève de Berenice Abbot), il y a l'invention d'une petite caméra révolutionnaire, une caméra 35mm compact bricolée par un ami de Engel et qui allait faire fantasmer Godard au point que celui-ci dépêcha Raoul Coutard à New York pour étudier l'engin de plus près, et tenta même de l'acquérir. Mais, plus encore peut-être, c'est son récit qui n'en finit pas de renvoyer au tournant moderne. Un enfant erre : ce serait le pitch, et c'est, surtout, une proposition chargée d'échos, en amont (par exemple, Allemagne année zéro), comme en aval (forcément, Les 400 coups). Joey, kid de Brooklyn typiquement américain (Converse et colt en plastique) se voit confié à son frère aîné tandis que la mère se rend au chevet de leur grand-mère malade. L'aîné lui joue alors un tour cruel, feignant un accident de carabine qui va obliger le petit à prendre ses jambes à son cou et à fuir en direction de Coney Island, où il passera le week-end seul, vagabondant entre la plage et les manèges.

La première partie, à Brooklyn, est très belle, et elle annonce tout un pan du réalisme new-yorkais, de Shirley Clarke à Cassavetes. Mais c'est évidemment la déambulation de Joey parmi les attractions de Coney Island qui constitue le cœur du film. Si l'enfant est un personnage-clef du cinéma moderne, c'est que, expliquait Deleuze à propos de De Sica et Truffaut, « dans le monde adulte, l'enfant est affecté d'une certaine impuissance motrice, mais qui le rend d'autant plus apte à voir et à entendre ». C'est exactement ce qui est en jeu dans ce récit d'apprentissage où le monde des adultes est réduit, dans les yeux du marmot, à la dimension d'un fête foraine : un moment d'errance pure, à la fois enchanté (livré à lui-même, le môme s'en donne à cœur joie) et anxieux, où le monde est tout à la fois expérience et spectacle, et se donne en chaque image, dans les relents sucrés de la barbapapa, comme une première fois.
Jérôme Momcilovic


Un jalon de l'Histoire du cinéma moderne
Outre son sujet et l'exceptionnelle hardiesse du jeune Richie Andrusco, ce qui retient également l'attention dans Le Petit Fugitif, c'est indéniablement la qualité cinématographique de son traitement, qualité qui s'exprime par une formidable simplicité formelle et une liberté de filmage surprenante pour l'époque. En effet, filmé en équipe réduite avec une caméra de petite taille qui empêche qu'on la remarque vraiment, le spectateur est embarqué par le dispositif mis en place, inclus dans le tourbillon d'une ville et de sa fête sans que n'apparaisse visiblement la dimension artificielle de l'ensemble. Et l'impression de goûter aux prémisses de la Nouvelle Vague, avant d'y être, n'est pas anodine.

En effet, à la suite du réalisateur de Le Dernier Métro qui affirmait que sans Le Petit Fugitif, il n'y aurait eu ni Les 400 coups ni A bout de souffle, il faut reconnaître à ce film une importance historique manifeste dans l'Histoire du cinéma. Ainsi, comme a pu l'écrire Alain Bergala, le film de Morris Engel, Ruth Orkin et Ray Ashley impose inspiration biographique, visée naturaliste et enchantement à son propos, tout en composant avec son garnement de héros, un personnage aussi attachant qu'insouciant et gouailleur. S'avérant déterminant de fait pour François Truffaut, Le Petit Fugitif le fut au moins autant pour Jean-Luc Godard puisqu'il ouvre la voie d'un cinéma libéré de ses contraintes habituelles et animé par une liberté et une ardeur incroyables lors du tournage. Dès lors, l'un des manifestes de la Nouvelle Vague n'est plus loin et ce ne sera pas le hasard qui conduira le cinéaste helvète à chercher à racheter quelques années plus tard le prototype qui servit au tournage du film mais plutôt le souvenir ancré et fort d'un visionnage qui laissa des traces.

De même, l'économie de moyens et de production dont Le Petit Fugitif fait preuve, n'est pas sans rappeler le meilleur du cinéma indépendant de l'époque. Ainsi, précédant les films de John Cassavetes et dans la continuité désargentée du néoréalisme, ce superbe métrage se caractérise par un mode de financement original (souscription) et l'intense implication de chacun de ses membres, bien au-delà des seules contraintes professionnelles courantes. Par conséquent, ne pas considérer Le Petit Fugitif comme l'un des repères du cinéma occidental de la seconde moitié du XXe siècle serait d'autant plus regrettable que ce métrage a été récompensé par ailleurs par un Lion d'argent à Venise l'année de sa sortie et choisi par la vénérable Bibliothèque du Congrès américain, comme une oeuvre devant être préservée en raison de son importance culturelle, historique et esthétique.

En somme, film remarquable et mémorable à tous points de vue, Le Petit Fugitif est de ceux qui vous marquent et laissent en vous une trace à jamais. De plus, si l'extraordinaire avance de son traitement et sa profonde liberté n'ont d'égales que la juste peinture de l'Amérique de l'époque, il n'en dispense pas moins l'une des histoires les plus sensibles et touchantes que le cinéma d'alors ait pu filmer et donner à voir...
Jean-Baptiste Guégan

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Morris Engel et Ruth Orkin

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Casting des 400 coups de Truffaut
avec Jean-Pierre Léaud








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